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VOICI COMMENT BILL GATES EST DEVENU L’HOMME LE PLUS RICHE DU MONDE

L’entrée en Bourse de Microsoft
Les années 80 ont vu de nombreux entrepreneurs qui parfois n’avaient pas encore atteint trente ans se retrouver soudainement membre du le club des millionnaires en dollars. A la clé d’un tel enrichissement, se trouve un événement précis : une introduction en Bourse effectuée avec habileté.
La fin des années 70 a favorisé l’émergence d’une nouvelle race d’investisseurs : les venture capitalists. Hommes d’affaires reconvertis, experts financiers attirés par les gains substantiels résultant d’un placement judicieux, ils tentent de marier plusieurs aptitudes : un flair leur permettant de détecter les technologies promises à un succès majeur, une connaissance du mécanisme des entreprises qui les amène à pouvoir intervenir activement dans la gestion et à suggérer le recrutement de cadres chevronnés et enfin la maîtrise du passage sur le marché public.
Par définition, le venture capitalist cherche à faire un profit, et se retire bien souvent d’une affaire dès lors qu’il a pu présider à l’introduction en Bourse. A cette occasion, ils peuvent convertir en liquidités les parts qu’ils ont acquises lorsque l’entreprise était en formation et dans le meilleur des cas, multiplier par dix ou plus leur investissement initial. Au passage, les fondateurs voient eux-mêmes leur fortune s’accroître de façon exponentielle.


Apple a effectué son entrée en Bourse en décembre 1980. Du jour au lendemain, Steve Jobs s’est immédiatement retrouvé possesseur d’un avoir s’élevant à 256,4 millions de dollars, tandis que Steve Wozniak engrangeait 135,6 millions.

Lorsqu’Ashton-Tate a effectué son introduction sur le marché public en août 1983, ses fondateurs George Tate et Al Lashlee ont vu leur fortune personne s’élever à environ 50 millions de dollars. En octobre de la même année, Lotus a fait de même, amenant Mitch Kapor à jouir d’un pactole de 104 millions de dollars.
Ben Rosen, l’un des venture capitalists impliqués dans le financement de la compagnie a vu son investissement de 2,1 millions se convertir en 70 millions. Rosen a alors la main particulièrement heureuse : quelques mois plus tard, l’intronisation de Compaq sur la place de Wall Street opère la même transmutation, les 2,5 millions engagés dans l’aventure générant une manne 32 fois plus importante.

La seule absente en Bourse
En 1986, Microsoft est une des rares compagnies majeures de la micro-informatique qui n’a pas encore cédé au rituel. Il est vrai qu’à la différence d’Apple, Compaq, Ashton-Tate ou Lotus, elle ne subit aucune pression de la part de venture capitalists avides de voir leurs apports se fructifier à grande échelle. Elle s’est développée pour l’essentiel sur ses fonds propres et le seul investisseur extérieur – David F. Marquardt – ne possède que 6,2% de la compagnie.
Bill Gates & la saga de Microsoft – édition de 1995 Financièrement, la compagnie est en pleine santé : elle réalise un bénéfice correspondant à 34% du chiffre d’affaires et n’a nullement besoin de fonds externes.
Toutefois, afin d’attirer à elles des cadres et programmeurs de talent, la compagnie de Bellevue a pour pratique de leur offrir, en sus d’un salaire alléchant, des « stock options », c’est à dire des options préférentielles sur les parts de la compagnie.
La nouvelle recrue se voit réserver une quantité de parts qu’elle peut acheter à un prix minimal – lequel se situait initialement autour de la valeur dérisoire de 1 dollar. De surcroît, afin que l’employé puisse acquérir un nombre alléchant d’actions, Microsoft lui prête l’argent nécessaire. Steve Ballmer a ainsi emprunté plus de cinq cent mille dollars à la compagnie et se trouve en possession d’1,7 millions d’actions. De nombreux cadres se trouvent dans des situations potentiellement profitables.
Jon Shirley détient quatre cent mille actions et Charles Simonyi un peu plus de trois cent mille. Toutefois, ces avoirs demeurent virtuels aussi longtemps que Microsoft n’est pas cotée sur le marché public. Jon Shirley et David Marquardt ont plusieurs fois incité Gates à suivre l’exemple d’Apple, Compaq et Lotus.

Mais, en dépit du fait qu’il détient plus de 49% des parts de sa société – 11 millions deux cent mille actions – Bill manifeste un désintérêt profond pour une telle éventualité et tente de reculer au plus loin cet événement pénible. Mitch Kapor, président de Lotus, lui a dépeint les formalités afférentes à cette opération sous un jour peu réjouissant. Les yuppies qui se pavanent à Wall Street appartiennent à une autre culture : ils se sentent essentiellement concernés par les billets verts, et de ce fait, ne suscitent que mépris chez les passionnés du logiciel.
Le Securities Exchange Act édicté en 1934 requiert qu’une compagnie se fasse enregistrer vis-à-vis au niveau de la Security and Exchange Commission (SEC) dès lors qu’elle a distribué des parts à cinq cent employés ou plus. Elle devient alors par la force des choses une société cotée sur le marché public. Une telle introduction forcée est rarement souhaitable, car elle n’est pas maîtrisée. Si elle se produit à un moment où la compagnie souffre temporairement d’une croissance ralentie ou de la menace d’une compétition, elle peut se retrouver largement sous-évaluée. Au train où évoluent les choses, Microsoft devrait atteindre le seuil des cinq cent employés détenteurs de parts aux alentours de la fin 1986. Bill Gates sait donc qu’il faut entreprendre tôt ou tard l’introduction en Bourse et se résout à une telle éventualité en avril 1985.
Toutefois, la période n’apparaît pas idéale pour l’éditeur du MS-DOS. Microsoft se trouve à la veille de trois événements majeurs. Le tableur Excel pour Macintosh est sur le point d’être annoncé. Sur le PC, Windows voit sa date de sortie reculer indéfiniment sans qu’il soit possible de percevoir le bout du tunnel. Enfin, IBM devrait conclure un nouveau contrat relatif à l’écriture d’un DOS Avancé pour le PC. Il est crucial de s’assurer du succès des trois points précités : le titre Microsoft apparaîtra alors sous un jour allègre aux yeux des investisseurs. Faute d’un tel préalable, les spécialistes financiers ne manqueront pas d’attaquer la compagnie sur ces points. Un autre sujet tracasse Bill. Il a jusqu’ici réussi à éviter un trop fort roulement du personnel, à la différence de la plupart des autres éditeurs de logiciel. Dans l’éventualité d’une entrée en Bourse, certains personnages-clés pourraient être tentés de délaisser la compagnie après avoir vendu leurs parts au moment opportun. Il désire donc mener sa petite enquête et conditionne son accord final à ce qu’il aura décelé.

Le 28 octobre, afin de célébrer les trente ans de Bill, une fête en patins à roulettes est organisée dans la zone des stocks de Microsoft. Une centaine d’employés présents pour l’occasion observent avec stupeur les prouesses de leur patron à glisser d’avant en arrière au rythme de la musique tantôt jazz et tantôt rock. L’orchestre qui joue en toile de fond est mené par un guitariste plus connu pour ses talents de programmeurs : Paul Allen. Les problèmes de santé rencontrés en 1983 ont contraint le compère des premiers jours à abandonner ses fonctions chez Microsoft. Après rétablissement, le co-fondateur a décidé de se lancer dans une nouvelle aventure et créé sa propre édition de logiciels appelée Asymetrix. Deux des plus anciens programmeurs de Microsoft; Steve Wood et Marc McDonald l’ont suivi. Paul est détenteur de trente huit pour cent des actions de la compagnie – six millions trois cent quatre vingt dix mille parts – et la perspective d’une introduction en Bourse n’est pas pour lui déplaire.
Bill Gates donne son feu vert
Le lendemain, le Conseil d’Administration se réunit et attend le verdict du fondateur. Gates se montre bien disposé. IBM a signé un accord pour l’écriture en commun du prochain système d’exploitation de ses micro-ordinateurs. Excel fait l’objet d’un excellent accueil. La publication de Windows est l’affaire de quelques semaines. Enfin, après sondage des hommes-clés de la compagnie, il ressort qu’il peut compter sur leur fidélité. Chacun d’entre eux s’est engagé à ne pas vendre plus de 10% de ses parts personnelles. Microsoft est mûre pour devenir une société publique. Elle entend toutefois conserver l’initiative d’un bout à l’autre de la marche des événements.
L’introduction en Bourse est effectuée par un opérateur principal – une banque ou un cabinet de conseil en placements financiers – qui répartit les parts que la société désire mettre en vente entre deux parties. La première correspond aux investisseurs institutionnels – de grands groupes dont la décision d’achat a un effet d’entraînement sur les petits porteurs. La deuxième correspond à une série d’organismes regroupant les opérateurs chargés des transactions auprès des acheteurs finaux – appelés « underwriters ».
Franck Gaudette, le directeur financier embauché par Jon Shirley un an plus tôt, reçoit pour mission de repérer les cabinets propres à mener au mieux l’opération. Gaudette apparaît comme le personnage idéal en la matière : ce quinquagénaire rusé qui pratique un humour caustique à la mode New Yorkaise, a déjà participé à l’introduction sur le marché de trois compagnies. Il suggère de donner la primeur à une firme bien en vue à Wall Street, et de la faire seconder par un cabinet spécialisé en technologie, afin d’attirer l’attention des investisseurs à l’affût de tels titres. Le choix de ce dernier est relativement aisé : seules quatre compagnies se distinguent dans le financement de sociétés du secteur technologique. Parmi elles, Alex Brown part favorite dans la mesure où elle sollicite Microsoft sur ce thème depuis déjà plusieurs années.
Les principaux cabinets réputés pour leur rayonnement vis-à-vis de Wall Street font l’objet d’une présélection de la part de Gaudette – Gates désire demeurer à l’écart de cette procédure. Les firmes ayant survécu au filtrage sont alors sollicitées par le directeur financier qui demande à rencontrer chacun d’entre eux. Il énonce clairement la règle du jeu :
Ne tentez pas de me contourner en vous adressant directement à Bill ou à Jon ».
Chaque candidat est alors soumis à un farouche interrogatoire. Pour quelles raisons leur nom mériterait-il de figurer à côté de celui de Microsoft ? Comment comptent-ils distribuer les actions ? A qui ? Pourquoi ?

Le 21 novembre, il remet ses conclusions à Gates et Shirley. Chaque cabinet s’est vu attribuer une note s’échelonnant de 1 à 15 dans dix-neuf catégories différentes. Goldman Sachs sort vainqueur. Le directeur financier laisse néanmoins entendre qu’un facteur sera déterminant: le « feeling » qui pourra passer entre les hommes de Microsoft et le cabinet sollicité. Gaudette prend alors dix jours de vacances à Hawaii pour célébrer officiellement ses cinquante ans dans le 50ème état des USA ! Pendant ce temps, la fièvre monte au niveau des cabinets d’investissement qui supportent mal cette attente. Les bureaux de Bellevue sont assiégés d’appels pour Gates et Shirley.
A son retour d’Hawaii, Gaudette met fin au suspense pour Eff W. Martin de Goldman Sachs qui se voit invité à rencontrer les dirigeants de Microsoft au cours d’un dîner le soir du 11 décembre à Seattle.

La scène qui se déroule au Club Rainier, un restaurant sélect, est pour le moins insolite. Dans la pièce réservée spécialement pour les hôtes, la soirée démarre dans une ambiance glaciale.
Gates arbore une moue ennuyée, et semble de corvée. Shirley lance à plusieurs reprises des piques à l’encontre de l’équipe de Goldman Sachs. Pendant une bonne heure, Martin et ses trois associés tentent d’établir le contact. Ils expliquent en bon et en large comment ils procèdent dans le financement de compagnies de haute technologie. Mais en dépit de ses arguments savants, il ne parvient pas dérider ses interlocuteurs qui alternent entre le mutisme suspicieux et la causticité.
Sans laisser transparaître le moindre signe d’impatience, Martin continue son argumentaire tout en s’efforçant de demeurer courtois. Il parvient à briser la glace dès lors qu’il évoque l’introduction de Microsoft sur le marché boursier et le prix de vente potentiel de l’action. Gates se met alors à se balancer doucement d’avant en arrière, ce qui traduit ordinairement une montée manifeste de l’intérêt. Il conclut par une envolée en expliquant que si l’affaire est rondement menée, il est possible de mettre en place « l’offre publique la plus remarquée de 1986 ».
Une fois sur le parking du Club Rainier, Gates émet à ses collègues un avis favorable sur les gentlemen rencontrés.
« Et bien… Ils n’ont pas renversé leurs plats et ils semblent des gens biens ».
En clair, il valide le choix de Goldman & Sachs en tant que cabinet leader. Alex Brown, la « boutique de technologie » complète le duo prévu. Gates fait savoir aux deux opérateurs sélectionnés qu’il a invité un journaliste de Fortune, Bro Uttal, à suivre pas à pas le chemin qui mènera jusqu’au Wall Street. Devant les protestations émises de la part de Goldman & Sachs et Alex Brown, il explique que c’est à prendre ou à laisser.

La première réunion rassemblant les principaux intervenants a lieu le 17 décembre dans les bureaux de Bellevue. Gates, Shirley et Gaudette ont invité leurs conseillers juridiques et passent la matinée à attendre les représentants de Goldman Sachs et Alex Brown. L’épais brouillard qui enveloppe la ville de Seattle contrarie les vols aériens. L
orsque la réunion démarre enfin en début d’après-midi, Gates déclare que Microsoft envisage réaliser environ 40 millions de dollars dans l’opération. Pour ce faire, elle entend vendre environ deux millions de parts. Divers membres de la compagnie entendent se séparer d’une partie de leurs avoirs jusqu’à hauteur de 10% – Gates a érigé cette règle. Il sera ainsi possible de libérer environ six cents mille actions. Les cabinets Goldman Sachs et Alex Brown, et ceux chargés de la collecte des fonds auront la possibilité d’exercer une option sur trois cents mille parts supplémentaires. Globalement, 12% des parts de la compagnie seront placés sur le marché public.

Le prix de vente initial de l’action est estimé en tenant compte du PER moyen de compagnies opérant dans le même secteur. [Note : le PER ou Price / Earning Ratio est un chiffre qui traduit la confiance accordée dans les performances futures d’une entreprise à un moment donné.]
Avec un chiffre d’affaire de 140 millions de dollars au 30 juin 1985, Microsoft se situe en sandwich entre Lotus et Ashton-Tate – ces trois éditeurs réalisant à eux seuls 30 % des revenus globaux du logiciel.
Les cabinets de conseil jugent que Microsoft peut opérer à partir d’un PER supérieur à celui de Lotus ou Ashton-Tate. Elle réalise de meilleurs profits et dispose d’une gamme de produits plus diversifiée, gage de meilleure stabilité future. Microsoft figure également dans la liste des compagnies américaines connaissant la plus forte croissance, publiée par INC Magazine.
Goldman Sachs et Alex Brown suggèrent un PER élevé qui permettrait de vendre l’action jusqu’à 20 dollars. Ils justifient cette approche par le fait que depuis septembre, le marché est à la hausse pour les éditeurs de logiciels. A 20 dollars l’action, l’opération ferait entrer cinquante millions de dollars dans la trésorerie. Gates, encore novice en la matière ne se sent pas à l’aise avec un tel volume financier et opte pour un PER plus modéré. Après une longue discussion avec les hommes de Goldman & Sachs, il se montre partisan d’un prix de 16 dollars.

Le rituel qui précède une introduction sur le marché public comporte une tournée des investisseurs. Au cours de celle-ci, les dirigeants tiennent des réunions publiques au cours desquelles ils s’appliquent à séduire les investisseurs institutionnels. Bill Gates est fort contrarié à l’idée qu’il lui faudra jouer ce rôle et tente de s’y soustraire par une boutade :
 » Nous allons proposer l’action à un prix tellement alléchant qu’elle va se vendre toute seule ! »
Les cadres de Goldman le ramènent à la tiédeur de la réalité boursière : il se doit d’accompagner Frank Gaudette dans la tournée des banquiers et financiers.
Les affaires légales de Microsoft sont gérées par William H. Neukom, qui est sur le point de quitter le cabinet Shidler McBroom & Gates pour rejoindre la compagnie.
Neukom soulève un point : au cours de la période qui précède une introduction, une société ne doit pas donner l’apparence de promouvoir son titre d’une façon ou d’une autre. Neukom exige donc que Microsoft adopte provisoirement un profil bas, que ce soit dans les apparitions publiques de Gates ou dans les communiqués de presse. Par ailleurs, la compagnie doit préparer un prospectus dont la rédaction relève d’un art subtil. Il s’agit du seul document sur lequel sont censés se fonder les investisseurs et il se doit donc de renvoyer une image positive de la société, en se concentrant sur les succès obtenus au cours des années précédentes. Il doit expliquer quels sont les efforts entrepris pour continuer l’expansion, sans toutefois mettre la puce à l’oreille de compétiteurs tels que Lotus et Ashton-Tate sur les orientations actuelles. Dans le même temps, ce document ne doit pas apparaître trop alléchant.
Il arrive que des porteurs d’actions déçus intentent un procès à une société estimée coupable d’avoir embelli à l’excès la situation. Les dirigeants de Microsoft apparaissent soucieux de produire prospectus un inattaquable sur le plan légal. La SEC est réputée pour sa propension à couper les cheveux en quatre lorsqu’elle examine la validité des prospectus proposés. Il n’est pas bien vu de se voir requérir de refaire sa copie.

Les 8 et 9 janvier, Goldman Sachs et Alex Brown détachent plusieurs experts à Bellevue afin d’examiner la compagnie d’un point de vue administratif, financier et stratégique. Gates, Shirley, Ballmer et Gaudette sont soumis à la question.
Ruthan Quindlen, une séduisante analyste opérant chez Alex Brown tente de repérer les talons d’Achille de la compagnie : il ne faut pas que celle-ci puisse être accusée d’avoir dépeint une situation fallacieuse.

Bill apparaît fort inquiet sur deux domaines : les applications développées pour Macintosh n’ont pas encore donné le meilleur d’elles-mêmes, et Windows fait l’objet de critiques dans la presse spécialisée. Steve Ballmer s’amuse à brosser des éventualités singulièrement sombres et la brusquerie de ses propos contraste fortement avec l’attitude distinguée des opérateurs boursiers.
Au final, les hommes du logiciels apparaissent forts modérés sur le plan financier. Bill continue de penser qu’un cours d’introduction de 20 dollars serait excessif. Devant l’insistance des membres de Goldman Sachs, il accepte d’envisager un prix se situant dans une fourchette de 16 à 19 dollars.

La rédaction du prospectus dure tout le long du mois de janvier, période au cours de laquelle le scribe désigné par Shilder McBroom peaufine la moindre virgule, sous la supervision de William H. Neukom, et des cabinets de conseils. Il est finalement adressé à la SEC au début février. Goldman Sachs et Alex Brown procèdent à l’envoi de trente-huit mille exemplaires du prospectus aux investisseurs de tout crin.
Le salaire annuel de Bill Gates est rendu public pour la première fois : 133.000 dollars. Il apparaît extrêmement modéré en comparaison d’autres présidents de compagnies des Etats-Unis couramment rémunérés annuellement au niveau du million de dollars.
En attendant le verdict de la SEC qui doit survenir un mois plus tard, Gates se prépare sans joie à la tournée des institutionnels. Une répétition a lieu dans les bureaux de Goldman Sachs à New York et s’avère fastidieuse. Neukom a insisté pour que le jeune président réfrène sa ferveur naturelle et s’en tienne pour l’essentiel aux informations inscrites sur le prospectus. Il tempête contre une telle épreuve :
 » A quoi bon délivrer une allocution, si je dois conserver une bande adhésive sur la bouche ? »
Il s’acquitte de cette douloureuse besogne en adoptant un ton robotique et monocorde. A la suite d’une réunion à laquelle assistent une trentaine de banquiers, un auditeur lui demande pourquoi il ne met pas plus de coeur à la tâche. Gates répond de façon pincée :
 » Vous connaissez peut-être la recette pour énoncer des choses barbantes de façon attrayante ? »
Frank Gaudette, en revanche, éprouve un plaisir flagrant à adresser la parole à un public de banquiers et hommes de finance. Il émaille son discours laudatif de plaisanteries, et insiste sur la bonne performance de Microsoft au cours de son histoire; et son absence totale de dettes. Ruth Quindlen, l’analyste d’Alex Brown, voyage de ville en ville avec Gates, et découvre une facette ignorée de la personnalité de l’homme d’affaires : il est terriblement anxieux à l’idée d’essuyer un échec. Dans un moment de confidence, il lui avoue qu’il ne peut envisager l’idée qu’un autre puisse être meilleur que lui dans le domaine où il sévit.

La tournée des investisseurs amène la troupe à se produire dans plusieurs grandes villes des Etats-Unis et du Royaume Uni. Au fil des réunions, Gates apparaît plus détendu et s’enhardit même à une discrète apologie de ses logiciels. Martin de Goldman Sachs est ravi : les investisseurs institutionnels se déplacent en masse et tout indique qu’ils vont soutenir en force l’introduction du titre. A Londres, après une soirée au théâtre, Bill Gates, enclin à la fête, danse tout au long de la nuit avec Ruthann Quindlen, ce qui ne manque pas d’alimenter murmures et chuchotements.
L’avis de la SEC tombe le 5 mars : la commission a relevé un certain nombre de points litigieux qui ne sont pas de nature à remettre en cause l’essentiel. Elle insiste notamment sur le fait qu’un plus grand nombre d’actions soient mises en circulation. Il ne faut que quelques jours plus tard aux conseillers juridiques pour convenir avec la SEC des révisions à apporter. Deux actionnaires majeurs consentent à se séparer de 295.000 parts.
Pendant ce temps là, la Bourse poursuit sa tendance haussière. Eff W. Martin de Goldman Sachs se rend à Seattle pour annoncer de bonnes nouvelles. Il présente à Gates la liste impressionnante des ordres d’achats émanant d’investisseurs et plaide pour une augmentation du cours initial à 20 dollars : l’action semble partie pour atteindre un cours de 25 dollars au bout de quelques semaines.
Le revirement inattendu de Gates
La tournée des investisseurs a produit un effet inattendu sur Gates qui s’est familiarisé avec un monde dont il ignorait les mécanismes. Il en perçoit désormais les principes d’un angle plus averti : il paraît injuste que des investisseurs se mettent instantanément dans la poche plusieurs dollars par actions. Il demande à Martin de quitter la salle momentanément. Il pose alors à Shirley et Gaudette une question qui le turlupine depuis plusieurs jours :
« Pourquoi devrions nous offrir les millions de la compagnie aux clients de Goldman? »

Alors qu’il s’était battu deux mois plus tôt pour que le cours d’introduction ne dépasse pas 16 dollars, Gates penche à présent pour une augmentation substantielle.
Gaudette modère ses prétentions : il ne faut pas hausser la barre jusqu’à un niveau qui rebuterait les investisseurs institutionnels. Les trois hommes s’accordent sur un prix initial de 21 à 22 dollars. Ils appellent le cabinet de New York pour les informer de leur décision.
Eric Dobkin prend l’appel et se déclare écoeuré par un tel revirement de dernière minute. Pendant plus d’une heure, il s’escrime verbalement avec Gaudette : un dollar de trop et c’est fini. Il affirme qu’un certain nombre d’investisseurs cruciaux vont se retirer de l’opération et le titre perdra alors une partie de son attrait.

Gaudette jubile et se montre cassant, affirmant que Goldman Sachs sert essentiellement les intérêts de ses clients et qu’il est presque sûr qu’il ne les reverra jamais une fois l’affaire conclue.
Dobkin persiste à soutenir son point de vue sans parvenir pas à fléchir la position d’un Gaudette habitué aux insultes.
Déconcerté, Dobkin accepte un compromis aux alentours de 21 dollars avec une marge de manoeuvre d’un point en négatif ou positif. Le lundi suivant, six investisseurs majeurs menacent d’abandonner l’action Microsoft.
(…)

Bill Gates et la Saga de Microsoft_ – Extrait du chapitre 15.

Daniel Ichbiah

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